''En 2003, Amnesty International dénonçait la passivité des autorités mexicaines face aux meurtres de centaines de femmes à Ciudad Juárez. En 2004 La Chronique invitait à écrire au président Fox pour exiger des enquêtes. En 2005, elle publiait un reportage sur les " mortes de Juárez " effectué par deux journalistes qui reviennent aujourd'hui sur les assassinats de deux avocats dans cette même ville. ''

"Vous m'êtes sympathiques, la prochaine fois que vous viendrez, j'espère être encore en vie pour que nous nous retrouvions. " C'est par cette formule que l'avocat Sergio Dante Almaraz avait l'habitude de saluer les journalistes. Ils étaient nombreux à venir l'interroger dans son cabinet de Ciudad Juárez. Chaleureux, cet homme de haute stature assurait la défense de Victor Javier García Uribe, surnommé " El Cerillo ".

En novembre 2001, ce dernier et un autre chauffeur de bus, Gustavo González Meza, dit " La Foca ", avaient été torturés pour avouer les meurtres de huit femmes. Cette affaire, dite du " champ de coton ", est un des épisodes les plus macabres de la longue et toujours non résolue série de crimes de femmes à Ciudad Juárez, plus de 400 assassinats depuis 1993. " La Foca " est mort en prison, après une opération chirurgicale effectuée dans des conditions plus que douteuses. Mais au terme d'un combat de plusieurs années, Sergio Dante Almaraz était parvenu à faire libérer son client, " El Cerillo ", le 14 juillet 2006. Une victoire qui lui a sans doute en partie coûté la vie.

Le 25 janvier 2006, à quelques centaines de mètres de son bureau, en pleine après-midi et en plein centre-ville, un commando de plusieurs hommes l'a abattu. Dix balles qui n'ont laissé aucune chance au " Don Quichotte de Ciudad Juárez ", comme on l'appelait parfois. L'avocat était arrêté à un feu rouge au volant de sa voiture en compagnie d'un ami. Deux heures auparavant, il prenait rendez-vous avec le gouverneur de l'État de Chihuahua pour lui parler d'un certain nombre d'affaires.

Menacé de mort depuis longtemps - Amnesty avait lancé un appel pour qu'il soit protégé -, il n'hésitait pas à interpeller publiquement politiques et policiers. Aucun témoin n'a pu ou voulu identifier les assassins. Plus préoccupant, il apparaît que les policiers municipaux qui patrouillent normalement dans ce secteur ont reçu l'ordre de partir. Et, pour des raisons encore obscures, les caméras du réseau de vidéo surveillance, pourtant installées dans cette partie de la ville, n'ont rien enregistré.

Malheureusement, cette affaire n'est pas une première. Le 5 février 2002, Mario Escobedo Anaya, l'avocat de Gustavo González Meza, a été abattu par un des chefs de la police judiciaire de l'État. À l'époque, les policiers déclaraient avoir agi en situation de légitime défense. L'avocat aurait tiré sur eux le premier, affirmaient-ils ; pour preuve, les impacts de balles sur leur voiture de fonction. Des photos publiées dans la presse locale ont permis d'établir l'absurdité de cette thèse. Les policiers ont tiré a posteriori dans leur propre véhicule pour justifier leurs dires.

Compte tenu de ce précédent et en dépit des déclarations officielles, l'enquête sur l'assassinat de Sergio Dante Almaraz n'a pas progressé. Craignant pour sa sécurité, une partie de sa famille a quitté le Mexique pour tenter de trouver refuge de l'autre côté de la frontière, aux États-Unis. Même si le lien entre l'affaire des mortes de Ciudad Juárez et l'assassinat de Sergio Dante n'est pas établi, elle renvoie à la situation d'impunité et de corruption qui sévit dans cette ville, siège d'une des plus importantes mafia du monde, le cartel de Juárez. Dante avait l'habitude de citer l'écrivain mexicain Fernando Jordan pour qualifier sa ville : " Juárez est la terre des hommes barbares. " Ces derniers ont eu raison de lui.

Marc Fernandez et Jean-Christophe Rampal